Saturday, September 03, 2005

PHILOSOPHE-ARTISTE ou ARTISTE-PHILOSOPHE?


Philosophe-artiste ou artiste-philosophe ?


Le trait d’union : Comment non seulement passer de la philosophie à l’art et comment penser leur union positive.
Cette expression philosophe-artiste, en apparence bien connue, pose d’abord la question de sa source. Selon toute vraisemblance, dans un fragment posthume chez Nietzsche entre 1885 et 1886 en allemand, trait d’union compris : « der kunstler-philosoph » trait d’union compris parce qu’il se trouve que le trait d’union n’existe pas en allemand et donc c’est d’une certaine manière une coquetterie, en tout cas c’est un effet de style chez Nietzsche. Cette expression désignerait en ce sens la volonté paradoxale caractérisation de Nietzsche par lui-même. Non seulement poète, Nietzsche tout au long de sa carrière à réaliser de très nombreuses poésies. Non seulement poète, mais également et d’abord musicien, compositeur, et dit-on fougueux improvisateur au piano. On sait aussi que Nietzsche voulut longtemps être reconnu comme l’égale de Wagner. Philosophe-artiste, l’autoportrait Nietzschéen tiendrait en ces deux termes reliés par un symptomatique trait d’union. Mais deuxième temps de l’instruction, cette expression va évidemment bien au-delà de la pure référence Nietzschéenne. L’ordre des termes, et de leur renversement dans l’histoire. Pour le dire vite, on sait à quel point pendant des siècles l’artiste-artisan des arts mécaniques a envié le statut des arts libéraux, des hommes de lettres, humanistes, philosophes, et l’artiste-artisan a recherché pour lui-même cette forme de légitimation. Au fond, pour simplifier, mais s’en dire d’erreur, que ce soit par le discours, ou par l’institution, je pense là soit à la rhétorique d’Aristote adaptée par Alberti soit à la fondation des académies, et c’est un fait, soit par le discours, soit par les institutions, l’artiste voulait bien être artiste-philosophe. Au passage, je remarque que l’on pense souvent en terme de coupure. Artiste-artiste. Mais en fait, on pourrait avoir un rythme ternaire, en mettant l’artiste entre l’artisan et le philosophe. L’artisan étant en quelque sorte le repoussoir de l’artiste, et le philosophe apparaissant comme la figure idéale à atteindre. On sait que Félibien appelait Nicolas Poussin le peintre-philosophe au 17ème siècle, finalement ce nom d’artiste-philosophe conviendrait à Léonard de Vinci, et pour en finir avec l’anachronie, on pourrait penser à Joseph Beuys. Mais, si l’on pense l’artiste-philosophe dans ce sens là, c’est sans compter avec l’ironie de l’histoire, par une certaine manière, c’est le philosophe lui-même qui bientôt va se mettre à envier l’artiste, son style, sa liberté, son génie propre. Et de Nietzsche à Derrida au moins, le philosophe veut être d’une certaine manière, philosophe-artiste. De mon point de vue, ce pourrait être une fable, comment l’artiste voulut se faire philosophe, comment le philosophe voulut se faire artiste. D’où le problème du trait d’union, qui est en lui-même un paradoxe. Comment le philosophe peut-il se dire en même temps artiste? Autrement dit comment s’unissent dans un même trait l’intelligible et le sensible, la grande raison, et le grand style. A moins qu’il ne faille, bien entendu, modifier nous-même notre propre appréhension de catégorie. Et faire l’effort avec Nietzsche de le dépasser. Mais enfin, si on la prend telle quelle, l’expression n’est pas loin de faire oxymore, tel un soleil noir, avec un philosophe dans le rôle du soleil, et l’artiste dans celui de la noirceur. L’expression renverrait à deux réalités nettement opposées, et pourtant nécessairement crédibles, présentes. Le trait d’union, la tension se fait plus proche de la tension du clair-obscur, et du chaud-froid que du mélange en demi-teinte ou du tiède-tiède. En mettant l’opposition, le philosophe et l’artiste s’opposent, semble s’opposer comme le vrai et le beau, ou voire le faux. Le philosophe étant le gardien de la vérité, et l’artiste garant de la beauté, voire de la fausseté. Comme le pense Nietzsche, l’art en plus de valeur de la vérité, donc dans l’expression même, pose la question de la valeur. Mais la question aujourd’hui, est faut-il donc croire à une impossible union ? Par le trait du même nom ; ou bien, c’est le sens du titre, l’un des deux, y compris dans cette union, l’un des deux ne doit-il pas toujours l’emporter sur l’autre, que ce soit le philosophe sur l’artiste, ou l’artiste sur le philosophe. Et d’ailleurs, c’est intéressant de voir l’évolution de la traduction en français. « Der kunstler-philosoph » a été traduit jusque dans les années 1980 par philosophe-artiste, c’est toujours ça que l’on a en tête, or la dernière traduction qui fait référence aujourd’hui chez Gallimard, traduit par « L’artiste-philosophe ». Et ce type de renversement n’est peut être pas tout à fait innocent. Au passage, remarquons que l’allemand a deux mots pour dire artiste, alors qu’en français, on en a qu’un. En effet l’allemand peut dire soit « der artist » soit « der kunstler ». Et lorsqu’il dit le mot artiste, il pense en fait, à un sens qui existe en français, qui est l’artiste de variété, ou de cirque également, comédien ; alors que Kunstler en allemand est réservé au type d’artiste qui essentiellement dirait encore plus peintre qui appartient donc à l’art. Donc, sous l’apparence d’un simple point de détail, j’aimerai simplement montrer que l’ordre de ces termes n’est pas tout à fait innocent.
Pour la suite de l’exposé, je vais, dans la première partie concernant l’attitude nietzschéenne, devoir synthétiser un petit peu les choses en trois gestes. Cette synthèse en elle-même elle n’est pas nietzschéenne, Nietzsche se caractérise beaucoup plus par son éclatement politique, voir son auto-politique. Son auto-contradiction, donc son anti-synthèse.
Ces trois gestes sont les suivants :
- Premier geste : l’art doit être compris à partir de l’artiste. C’est le résumé de Heidegger, l’ouvrage porte le nom même du philosophe : Nietzsche.
- Deuxième geste : le monde lui-même doit être vu comme une œuvre d’art.
- Troisième geste : la philosophie elle-même doit être pensée comme l’œuvre d’un artiste…..

Premier geste : L’art doit être compris à partir de l’artiste.
Nietzsche reproche souvent à ses prédécesseurs d’avoir méditer sur l’art seulement du point de vue du spectateur. Et ce texte est extrait d’un texte bien connu, extrait de la morale :

« Comme tous les philosophes, au lieu d’envisager le problème de l’esthétique en partant du point de vue de l’artiste, du créateur, Kant médité sur l’art et le beau seulement du point de vue du spectateur, et il a ainsi introduit sans s’en rendre compte, le spectateur lui-même dans le concept de beau. Est beau dit Kant, ce qui provoque un plaisir désintéressé. Comparez avec cette définition d’un autre, celle d’un véritable spectateur, d’un artiste, enfin bref qui s’appelle……………………………….. »

Donc on voit à quel point, comme Stendhal, dont il se réclame, Nietzsche en appel à une esthétique de la création, que Deleuze a appelé l’esthétique de Pygmalion, et il faut bien reconnaître que Nietzsche était bien placé pour le savoir. Puisque philosophe-artiste comme on la déjà souligné, il faut le préciser maintenant, cela veut dire non seulement écrivain, et finalement Nietzsche est peut être plus écrivain que philosophe au sens strict, il est donc poète, mais aussi et surtout et d’abord, musicien comme on l’a vu. Ce qui frappe dans l’extrait que l’on vient d’écouter, outre le contexte, c’est un thème vécu. On a l’impression d’un rapport possible malgré tout, entre ces quelques notes ou le silence à sa place, et l’aphorisme. Sans forcer l’interprétation, la tonalité n’est pas définie, simplement le début de l’extrait est à mettre en rapport avec le style artistique, ou le silence tient sa place. Donc exemple de l’art doit être compris à partir de l’artiste. C’est-à-dire Nietzsche nous invite à comprendre l’art à partir de l’artiste, c’est-à-dire non pas par la compréhension d’untel, ou sur les intentions supposées de l’artiste, mais d’une certaine manière il nous invite à ce que le spectateur, l’auditeur soit lui-même un petit peu artiste. Autrement dit, non pas aborder l’œuvre de l’extérieur mais si possible, vivre l’œuvre de l’intérieur, par un sentir ensemble au sens propre de la sympathie. Mais là on est resté à la poésie et à la musique, or il semble que la question devient pour Nietzsche, beaucoup plus délicate, et donc plus intéressante quand on passe aux arts plastiques. C’est-à-dire avec un art pour lequel Nietzsche avait somme toute très peu d’affinités. Et même sa méconnaissance et son dégoût du contemporain. Il faut donc essayer de comprendre ce qu’il veut dire l’art à partir de l’artiste, pour un art pour lequel au fond, il n’avait guère d’affinité. Alors ses contemporains par exemple, pour lui, semblent toujours très très en deçà, en dessous de Claude Gellet dit « le lorrain » qui reste pour lui une sorte de référence de la peinture tout court. Le modèle en arts plastiques de Nietzsche, ce n’est pas le savoir, c’est essentiellement Raphaël, puisque c’est la référence qui revient non seulement dans la naissance de la tragédie où Nietzsche reviendra sur Raphaël, sa citation de l’école d’Athènes et ses références philosophiques, où l’on sait que chaque personnage correspond à un philosophe, Socrate Diogène notamment, Diogène dont on pense que sa diagonale perturbe le stricte équilibre de la composition. En même temps, il ne faudrait pas dire que Nietzsche est insensible aux arts plastiques. Puisque par exemple, on raconte qu’il possédait un exemplaire de la peinture de Dürer, Le cavalier, la mort et le diable, dont il disait : cette créature me touche de très prés, à un point presque inexprimable. Donc, un intérêt certain pour les arts plastiques, même si ce goût peut-être en décalage avec son temps. De même, j’ai trouvé dans une lettre à sa sœur, en Avril 1862, « il est indispensable que tu cours au moins une fois ou deux à la galerie de peinture, quitte à ne regarder en détail à chaque visite, que deux ou trois tableaux. » Cette simple remarque, nous semble précisément celle d’un homme de goût, disons en arts plastiques, qui lors d’une exposition s’attache essentiellement à deux ou trois choses choisies ; et n’essai pas de passer en vitesse toute l’exposition. Cette peinture apparaît dans son premier ouvrage, la naissance de la tragédie, ou Nietzsche encore sous l’influence de Schopenhauer qu’on appelle un retour sous la forme de Dionysos. Le couple Dionysos Apollon, Dionysos s’oppose à Apollon comme la force à la forme, à l’ombre à la lumière, la mesure et la démesure. « Nous aurons fait en esthétique un grand pas, lorsque nous serons parvenu non seulement à la compréhension logique mais à l’inégale certitude intuitive, que l’anti-développement de l’art, est du à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque… » Comment comprendre cela en deux mots : c’est la largeur de vue, il n’est pas question d’une époque déterminée. L’enjeu est bien plus vaste, il s’agit d’esthétique profonde, ensuite l’anti-développement de l’art, et l’alliance logique et objective. L’hypothèse on la connaît, c’est celle de se couple d’opposé, mais en toute rigueur, lorsque la tragédie est une représentation apollinienne d’une suite d’états dionysiaques. Lorsque la forme apollinienne est une suite d’états dionysiaques. Lorsque la figure dionysiaque passe au stade de la représentation, et donc, passe à la forme dionysiaque. Et là, dans la tragédie attique, on a cette fusion, cette tension, entre Apollon et Dionysos. Juste après, il dit par exemple : tout artiste est soit un artiste proposant du rêve, soit un artiste dionysiaque de l’ivresse, soit enfin, comme dans la tragédie grecque, un artiste du rêve et de l’ivresse en même temps.

Deuxième geste : non plus seulement voir l’art du point de vue de l’artiste, mais, voir le monde comme une œuvre d’art. 1870, la naissance de la tragédie, ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique, que l’existence et le monde éternellement se ………..(Paragraphe 24). L’esthétique voit le monde comme une œuvre d’art. La première distinction à faire en matière d’œuvre d’art : tout ce qui est conçu, imaginé poétiquement, peinte, ou modèle antique, (…) Un paradoxe ici, puisque oublier le monde, semblerait ne pas le voir comme œuvre d’art. cela signifie oublier le monde n’est pas se retirer, mais au contraire tout voir avec plusieurs yeux possibles, on sait très bien à quel point, la philosophie de Nietzsche, insiste sur la nation d’intériorisation, il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations, et donc multiplie les points de vues. Ici, Nietzsche ne raisonne pas en terme de moyens, mais en terme de fin. Au moment ou je crée quelque chose, est –ce un attente propre qui compte, ou bien une attente supposée du public, lui-même toujours supposé. S’investir dans sa pratique intérieure, sans l’intégrer à une attente extérieure. Autrement dit, une création chez Nietzsche, devrait être autotellique. Se donner à ses propres lois, c’est même la meilleure manière de rencontrer son public après coup. De même que la meilleure manière de ne pas le rencontrer, c’est souvent de le chercher à tout prix.
Ses deux premiers gestes : voir l’art à partir de l’artiste et voir le monde comme une œuvre d’art, se retrouverait dans l’ouvrage important de Deleuze, 1962, Nietzsche et la philosophie, dans lequel il y a trois pages consacrées à l’art. ici, on peut trouver une autre version de l’art à partir de l’artiste. L’art est le contraire d’un acte désintéressé, l’art ne sublime pas, il ne désintéresse pas, il ne suspend pas, l’art au contraire est une volonté de puissance, la puissance de voir. Que l’artifice compte, donc sa volonté même. La puissance de l’apparence, le second principe de l’art : l’art est la puissance du faux, il magnifie le mode en temps qu’erreur, il sanctifie le mensonge, il fait la volonté de tromper, un usage supérieur. Apparence pour l’artiste ne signifie plus négation du réel en ce monde, cette sélection, cette correction, peut résoudre le monde et préfère l’action. L’artiste redouble le monde comme apparence en le transfigurant, à sa manière.
Le troisième et dernier geste, est le plus important. Parce que c’est celui sur lequel, les commentateurs insistent. L’ultime geste Nietzschéen, est une incorporation de l’esthétique, dans la philosophie même. C’est au fond la question du style, et on sait à quel point Nietzsche est soucieux du style, même si tout [semble prendre]un faux rythme, on peut s’interroger sur la dimension artiste de la forme aphoristique[1]. Nietzsche remplace les valeurs de la connaissance, par celles de la création. Le philosophe, celui qui crée ses textes, est à sa manière un artiste. La philosophie elle-même devient donc d’une certaine manière elle-même une esthétique, et la philosophie d’esthétique devient un esthétisme de la philosophie. L’esthétique d’avant Nietzsche, se tient à distance de son objet. Chez Kant, elle est rapportée à la faculté de juger, chez Hegel, elle est rapportée à l’idée d’un premier moment du développement de l’esprit absolu, art, religion, philosophie. Cela veut dire que Nietzsche incarne en quelque sorte le tournant esthétique de la philosophie, au sens où il place non seulement l’esthétique d’une certaine manière au plus haut, mais que d’une certaine manière il fait de la pratique de la philosophie (la forme aphoristique) elle-même, une esthétique. Chez Nietzsche, l’esthétique devient au fond une pratique, celle la même de l’écriture. Le style d’un texte, d’un penseur, mais aussi d’une démarche, d’une existence même, devient un critère de jugement. Le fond d’une pensée se rapporte à sa forme. La conception nietzschéenne est d’abord une conception de style, en philosophie. On pourrait croire que c’est une interprétation tardive, or, si l’on retourne au premier texte de Nietzsche dans la naissance de la tragédie, en 1868. En regard de Schopenhauer, Nietzsche est le poète, par rapport à Rilke, il est le philosophe. Tout est alors une question d’oreille. Nietzsche disait lui-même qu’il avait une troisième oreille. A contrario, se méprendre sur le rythme d’une phrase c’est se méprendre sur les forces mêmes de la phrase. L’œuvre chez Nietzsche est une forme sens. Les deux sont absolument indissociables. Une petite anecdote : on raconte que pendant cinq été de suite, Nietzsche louait une cabane solitaire, et cette chambre donnée sur une pinède, il la louait un franc par jour, il expliquera que chaque matin, en déclamant ses phrases, et en martelant la cloison, à comprendre et à souligner leur rythme. On n’a jamais assez insisté au fond, sur cette dimension chez Nietzsche. Je vous renvoi à un travail qui se fait en ce moment, sur Internet […], il s’agit d’un travail qui tente de mettre en ligne la totalité des textes de Nietzsche.
Je reviens à cette anecdote : il semble que le style artiste opère doublement, il est la marque du philosophe quelque soit l’artiste, et il permet de distinguer le véritable philosophe-artiste des simples ouvriers de la philosophie. Exemple, « Nous ne sommes pas de ceux, qui n’arrivent à former des pensées qu’au contact des livres. Notre attitude à nous est de pensée en plein air : marchant, sautant, grimpant, (…) de préférence, dans les montagnes (…) toutes proches de la lune. Là où même les chemins nous laissent songeurs. Ma première question concernant la valeur d’un livre, d’un homme, d’une musique sont peut-il marcher, bien plus, peut-il danser. Nous vivons rarement, (…) » Le gai savoir, Paragraphe 366.
J’en arrive à cette forme de conclusion, de ce troisième geste, je pense à la première partie du premier livre humain trop humain qui s’appelle de l’ami des artistes et des écrivains. Artistes écrivains, a donc, non pas le même sens, mais en tout cas la même fonction, dans ce rapprochement. C’est pas dit pour Nietzsche que le philosophe-artiste, est au fond un écrivain profond, à part entière. Je pense à la manière dont Lucrèce a pris en fait son travail de philosophe. Il disait ceci : « Quand les médecins veulent donner aux enfants la répugnante absinthe. Ils parent auparavant les bords de la coupe, d’une couche de miel blond, et sucré. De la sorte, les enfants avalent l’infusion ; mais dupes, mais non victimes, en retrouve au contraire force et santé. Ainsi fais-je aujourd’hui, et comme cette doctrine semble trop amère à tous au point de ne pas pratiquer, comme la foule recule avec l’horreur, j’ai voulu te l’exposer dans l’harmonieuse (…), pour ainsi parée du doux miel poétique. »Le système philosophique, expliqué sous une forme toute déliée d’amertume. Or, ce que veut Nietzsche est exactement l’inverse. C’est-à-dire, le philosophe-artiste est celui qui fait l’usage d’un art, ou plutôt d’un artifice pour faire avaler la pilule de la philosophie, c’est au contraire celui qui fond littéralement, sa pensée dans le moule. D’où cette conséquence qui est très importante : n ne saurait voir dans l’œuvre de Nietzsche, le simple contenu d’une certaine doctrine. La philosophie de Nietzsche n’est pas réductible ni à un système, ni même à une suite de thèses. Le contenu est strictement dépendant de son expression, c’est ce qu’on a vu tout à l’heure : forme sens. Et de ce point de vue, il faut aller plus loin, il n’y a pas d’esthétique de Nietzsche, au sens d’esthétique de Kant. Ou alors, l’esthétique chez Nietzsche, c’est tout, c’est l’ensemble. Ce que réalise Nietzsche à travers son œuvre, c’est en somme le brouillage conscient entre littérature et philosophie. C’est en ce sens que Derrida peut se dire héritier de Nietzsche. Le passage se fait sous l’autorité de cette frontière mouvante, entre la littérature et la philosophie.
Qu’est-ce qu’être philosophe-artiste ? Avant tout ce n’est pas être d’abord un philosophe, et après un artiste. Par rapport à Lucrèce, il ne s’agit pas d’habiller la philosophie, mais faire de la philosophie un art. Ce qui fait que, […] au projet d’acquérir un art total, Nietzsche substitue le projet d’un ordre total, opérant la synthèse des deux figures liturgiques Apollon et Dionysos, réunifiées dans la totalité de la figure du philosophe-artiste. Donc ce n’est pas être d’abord philosophe, et ensuite artiste. Et ce n’est pas non plus l’inverse. Ce n’est pas être d’abord artiste, et ensuite seulement philosophe. Il faut toujours penser le trait d’union comme tel. La quête de l’éternel retour, on peut en trouver source dans la notion de l’éternel retour en musique. Là encore je n’invente pas, il se trouve que la première apparition de la thèse de l’éternel retour chez Nietzsche, est exactement concomitante, avec un texte sur l’expérience musicale. Donc il y aurait une expérience musicale de l’éternel retour, qui serait indissociablement artistique et philosophique. On trouvera aussi par exemple, ce fragment posthume, le désir sens cesse revue d’une œuvre d’art. Sans entrer dans le détail, on voit bien à quels points, même sur l’idée centrale de l’éternel retour, on a cette collusion entre l’art et la philosophie. Donc, si on comprend bien : alors je me suis posé la question de la conception du philosophe-artiste, un axe majeur au sens strict, un prolongement actuel. Comment les prolongements du philosophe-artiste sont opérés du côté de la philosophie. Un brouillage des frontières entre la littérature et la philosophie. Maintenant il faudrait voir, cela sera plus subjectif, faudrait voir comment ces prolongements s’appliquent du côté de l’art, et même en art contemporains. Une petite précaution d’usage, c’est que l’on a l’habitude d’appliquer l’attitude Nietzschéenne à l’art moderne. Klee : « Beaucoup de paradoxes, exaltation de soi et impulsions, impulsions sexuelles. » Donc si Nietzsche apparaît dans l’art moderne, à n’en pas douter, on a le droit de le faire apparaître dans l’art contemporain. La question est donc : à quelles conditions peut-on faire une lecture dionysiaque de l’art contemporain ? on ne prend qu’un des deux pôles, et on oublie que normalement chez Nietzsche, il n’y a pas que le dionysiaque. Le couple d’Apollon Dionysos s’appliquerait à quelqu’un comme Beuys, c’est d’ailleurs lui-même qui travaillait sur ce couple là. Beuys est un artiste majeur pour parler non pas seulement du dionysiaque, mais de l’apollinien. A quelles conditions, un certain nietzschéisme peut être appliqué à un certain art contemporain. Jusqu’à quels points au fond, le travail de Nietzsche permet de comprendre certains enjeux de l’art contemporain. Et un des exemples c’était l’action de ben en 1962, qui s’appelle Dieu jeté à la mer, et qui évidemment semble faire écho aux deux textes du gai savoir, où Nietzsche annonce la mort de Dieu. (…)De même, on va trouver des références extrêmement précises à Nietzsche chez Otto Muehl, ou chez Hermann Nietzsche, actionnistes viennois, par exemple dans une lettre Muehl pouvait dire : « Nietzsche était un actionniste philosophique, renversement de toutes les valeurs, je l’ai lu quand j’avais 16ans, certes je n’ai pas tout compris, mais j’étais enthousiasmé. » il semble qu’il puisse y avoir un lien très fort entre l’influence du dionysiaque nietzschéen et l’actionnisme viennois. Il faut séparer les faits et les interprétations. Les faits sont que quand on en parle, une grande partie de l’art contemporain ont vu Nietzsche de près ou de loin, et comme le dit Otto Muehl lui-même, il s’en est inspiré. On trouvera exactement le même type de formule chez Hermann Nietzsche lui-même. Les faits, c’est : il y a effectivement une lecture de Nietzsche, donc une influence de Nietzsche chez un certain nombre d’artistes contemporains. Des interprétations : A quelles conditions peut-on faire le passage du texte nietzschéen, à la réalité d’une œuvre d’art. et c’est là où ses interprétations divergent. La thèse Dionysos apollinien est au départ absurde, puisque dans la naissance de la tragédie, Dionysos, qui est le dieu de la vigne et du vin, est aussi le dieu qui se rapporte à la musique. Donc Dionysos musicien, cela existe chez Nietzsche. En même temps si on accepte que l’interprétation aille dans le sens d’une adhésion à la vie, si Dionysos effectivement fait figure de symbolisme de la vision à la vie, alors Nietzsche à en quelque sorte annoncée l’utilisation des pratiques artistiques. Il faudrait aller plus loin, dire que Nietzsche représente en quelque sorte, la généalogie intellectuelle d’une génération d’artistes. Tout axe d’art contemporain qui joue sciemment sur les valeurs du choc, de la provocation, sur une redécouverte du corps, sur les rapports de l’art et de la vie, sur une certaine forme de renversement des valeurs, est un héritage indirect de la philosophie de Nietzsche. on peut facilement imaginer un lien entre la lecture de Nietzsche, et l’actionnisme viennois. D’un point de vue plus général, le rapprochement entre le dionysiaque nietzschéen et l’art contemporain, semble en même temps, mille fois contestable, au sens ou par exemple, c’est presque une évidence, le philosophe-artiste doit se faire discret, s’effacer derrière son travail. En tout cas il faut éviter le contre sens d’une interprétation forcée, qui consiste soit à tout ramener sous la figure de l’apollinien, par exemple lorsque l’on dit Nietzsche n’avait aucun goût pour les arts plastiques, à l’inverse il faut ramener le pur dionysiaque au fond qui n’était absolument pas le principe même de ce que voulait dire Nietzsche. Une bonne interprétation, ce serait de renoncer ni à Apollon, ni à Dionysos, pour que l’art exprime et donne un monde, il faut renoncer à deux formations opposées, celle de l’orgie, et celle d’un rigorisme. Donner force à la forme, donner forme à la force. Non pas une seule figure, ni un sage équilibre entre les deux, mais une tension au sens où Apollon n’a rien de Dionysos, comme Dionysos n’a rien d’Apollon. C’est un petit peu le point de vue qu’également pouvait défendre Deleuze, où bien entendu il ne fait pas le rapprochement entre Nietzsche et l’art contemporain, puisque ce n’est absolument pas son propos, mais où il propose ce nous, dans lequel s’incluait Nietzsche, dans lequel nous les artistes, égale, nous les chercheurs de connaissances ou de vérité. Cette formule a l’avantage en quelque sorte de revenir au sens philosophe-artiste, pour prévenir nous les chercheurs, nous les inventeurs, au sens nous les artistes. Donc l’art peut être compris à partir de l’artiste, le monde lui-même peut être vu comme une œuvre d’art, la philosophie elle-même est pensée comme l’œuvre d’un artiste du style, d’où le trajet de philosophe-artiste. Les deux temps doivent se rejoindre enfin, c’est-à-dire que si les thèses de Nietzsche peuvent se révéler aussi fécondes, pour une approche de l’art aujourd’hui, c’est sans doute que Nietzsche lui-même était le premier philosophe à se dire aussi artiste. C’est sans doute parce que Nietzsche lui-même a une conscience aiguë extrêmement forte des problèmes de création, aussi bien littéraires que philosophiques, c’est parce qu’il avait cette conscience extrêmement aiguë de la création artistique, qu’il peut nous donner des outils, pour penser l’art en général, et peut-être l’art contemporain en particulier. L’œuvre de Nietzsche a indirectement préparé les esprits à la réflexion contemporaine de l’art, et c’est en quelque sorte crée à la fin du 19ème siècle, le terrain, le terreau intellectuel, sur lequel pouvait germer les œuvres plastiques du dionysiaque dans la seconde moitié du 20ème siècle. Mais sans oublier que lorsque Nietzsche se disait philosophe-artiste, c’était en un tout autre sens, celui du grand style, que celui de l’art contemporain. Il n’en reste pas moins que Nietzsche incarne ce tournant esthétique de la philosophie, il pense la philosophie depuis l’art, en artiste, raison de plus pour encore une fois aujourd’hui penser l’art et l’artiste depuis la philosophie.


[1]Aphorisme : (grec aphorismos, définition) nom masculin
"Sentence où s'opposent la concision d'une expression et la richesse d'une pensée, dont l'objectif est moins d'exprimer une vérité que de contraindre à réfléchir."


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